L'une des oeuvres de Kasia Zelaska porte le titre de « Fragment ». On aurait envie d'ajouter rapidement - trop rapidement - que « Fragment » pourrait faire un titre collectif de ses oeuvres de 1986 à aujourd'hui. Ce serait assurément un titre « fragmentaire », mais qui aurait toutefois l'avantage d'inéluctablement poser la question de la totalité. Et une seconde question, tout aussi inéluctable, portant sur leurs relations réciproques. À ces questions, il n'y a pas de réponse toute prête.

Si nous voulons croire que, dans l'oeuvre de Kasia, la totalité c'est le tableau - nous devons alors saisir celui-ci dans ses frontières matérielles. Le tableau s'identifie-t-il à la forme extérieure du support physique à la surface de laquelle la peinture se joue ? Rien de moins sûr. C'est que soudain le tableau s'identifie à sa bordure et donc au cadre. Et pas seulement. Il devient parfois encadrement de porte, ou de fenêtre, introduisant un espace vide « dans ses propres cadres », posant en cette occurrence un point d'interrogation à la fonction (ou plutôt l'absence de fonction) de la peinture à ce jour.

Le tableau contiendrait-il sa propre absence ? Le vide sur lequel il s'ouvre lui appartient-il encore ? Peut-on d'ailleurs parler de vide étant donné que juste derrière le tableau, en fond et en contact immédiat avec lui, il y a un mur ? Le tableau accepterait donc d'être un élément d'architecture, ce qui signifierait que ses limites s'élargiraient aux limites du bâtiment, ou peut-être de la ville, ou peut-être plus loin encore ? Cela indiquerait le caractère « architectonique » de ce support, une construction géométrique, solide, réfléchie. Mais la peinture qui parfois coopère avec l'architecture, et parfois non, mais certainement n'y cherche pas son fondement, s'élève d'une voix forte contre cette solution rassurante. Elle fait d'ailleurs que le tableau gagne au jeu avec l'architecture. Elle existe avec cette dernière dans une relation active tout en conservant une pleine indépendance, et en s'autorisant les caprices et les extravagances de sa forme intérieure et extérieure. L'autonomie d'un tableau de Kasia vis-à-vis de l'architecture ne signifie pas qu'il en soit abstrait, comme c'est le cas d'un tableau traditionnel accroché à un mur « mais indifférent à tout ». Le tableau intervient ici dans un espace architectonique, mais selon des règles propres, souvent comme allusion humoristique, par exemple en « girant » au plafond autour d'un lustre imaginaire.

Examinons donc la peinture en partant de ce qu'on appelle le motif. Celui-ci présente plus le caractère d'une trace que d'une chose même - restes têtus d'un ruban de couleur arraché pour des raisons inconnues. Il demeure dans une relation assez ambiguë avec les motifs d'une peinture décorative dont la perfection d'exécution justifie la répétitivité. Dans la peinture de Kasia, la construction et la structure du motif sont par contre le résultat mécanique de l'intervention du hasard. Celui-ci fait perdre au motif son statisme naturel - il constitue la source du mouvement à l'intérieur des tableaux et « jette des ponts » vers l'extérieur. Il ne fait que nous illusionner par son caractère décoratif. C'est là qu'il puise la capacité à être répété, la joie qu'il donne à l'oeil, et aussi ce quelque chose que l'on pourrait appeler le flirt avec l'infini. La peinture de Kasia nous « dit » cependant que chaque cadre sera franchi et qu'aucun d'eux ne réussira à retenir la course une fois lancée. Telle est la conclusion radicale d'un flirt en apparence innocent.

Nous retrouvons le motif du « ruban arraché » sous une forme pratiquement identique dans plusieurs travaux ou ensemble de travaux, par contre son « comportement » à l'intérieur du cadre du tableau est imprévisible. Il passe parfois sans brouille, recouvrant toute la surface de bandes régulières : carré, rectangle, triangle, cercle et multitude de combinaisons de ces formes. Ce passage est parfois dramatique : il coupe le tableau comme une vague tempétueuse déferlante, se noue dans ses propres méandres ou soudain disparaît. Sans parler de la compagnie surprenante en laquelle il peut se retrouver : à côté d'un fragment pictural formellement « sorti d'un autre conte », voisinant un projet indécis ou un souvenir revenant. J'ai l'indéfectible impression que cette peinture, malgré sa transparence, cache quelque chose (sans doute le plus important).

Regardant pour l'instant ces tableaux et en lisant leurs titres, nous constatons que chaque trait saisi par le regard de cette peinture « cherche son semblable », mais que par contre chaque pensée lui souffle son contraire. Nous sommes dans un monde où l'incohérence, l'humour et le paradoxe se sont trouvé une place à côté de la rigueur et du sérieux.

Couleur et absence de couleur, Jours pairs et Jours impairs. L'évidence rudimentaire et déconcertante de ces oppositions commande de douter que le jeu finisse là. Et ce doute innocent ouvre la voie à des questions toujours plus difficiles.

D'où vient en fait cette peinture ? Question ardue et presque indiscrète des sources. Plutôt sur les sources sans doute que sur les raisons d'être. Ne nous laissons pas en effet abuser par la rigueur formelle de ces travaux ni par une structure admirablement rationalisée. N'en cherchons pas les sources dans la tradition oh ! combien évidente de l'art minimaliste. Ce n'est pas là, à mon avis, que se trouve la « cause première » de l'engagement de Kasia, de sa persévérance et de son insensibilité complète aux modes, ainsi que de l'union exceptionnelle de son incertitude extrême et de son assurance affirmée. « Ce que je fais est magnifique », « ce que j'ai fait ne vaut rien ». Qu'est-ce que cela signifie ? J'ai la conviction que cela signifie « être dans l'art » et non dans l'histoire de l'art. En pratique, cela se traduit entre autres par une existence hors des parenthèses du marché et des calculs de prestige. Mais puisqu'il en est ainsi, la question des sources de cette force de résistance devient toujours plus pressante. Ne commettons cependant pas la gaffe de nous presser de donner une réponse prématurée. Cette peinture donne une occasion rare d'attente critique non enfermée par une quelconque conclusion : elle pose des questions sans imposer ni même attendre de réponses.

Mais que disent les titres des tableaux ? Rivières rouges, Confettis de réalité, Les temps frivoles, et enfin, l'un des derniers - audacieux, étonnement violent et novateur dans sa forme - Dis-moi que tu m'aimes.

Anka Ptaszkowska

Critique d'art, co-créatrice de la Galerie Foksal,
Professeur à l'École des Beaux-Arts de Caen,
Auteur de nombreux ouvrages sur
l'art d'avant-garde,
Vit et travaille à Paris.

Traduit du polonais par Erik Veaux

 

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